A LA RECHERCHE DU DESIR PERDU
Depuis quelques semaines, Jacques, 28 ans, avait pris l’habitude
de se lever du mauvais pied. Il s’en voulait d’être
irritable à l’égard de Martine, une compagne
fidèle et chaleureuse, qui l’avait enfin décidé,
il y a trois ans, à s’engager dans la grande aventure
de la vie commune: un seul appartement, des amis pour deux, des
relations étroites avec les familles respectives... Un vrai
couple, quoi.
De son côté, Martine prenait conscience qu’elle
ne parlait plus autant. A la maison, le week-end, il y avait comme
des rayons de soleil en moins. Pourtant, elle entendait autour d’elle
certains discours sur la femme de 30 ans : l’âge du
parfait épanouissement.
Une étape de la vie où la féminité,
enfin en accord avec elle-même, s’exprimerait dans une
complète harmonie physique et psychique...
Morosité et frustration
C’est ainsi que Martine et Jacques constatèrent, chacun
individuellement, que leur bonheur de couple prenait ces temps-ci
des accents de morosité. Et Martine pensait qu’elle
ne donnait pas à Jacques ce qu’il attendait d’elle.
Jacques, quant à lui, sentait Martine frustrée : il
y était sûrement pour quelque chose.
Aucun doute, les rapprochements physiques n’avaient plus le
même goût.
Ils faisaient l’amour presque par habitude, sinon par devoir.
Martine se souvenait trop bien de ces moments de grâce où
le corps de Jacques la transportait, où son simple contact
éveillait des pensées érotiques irrésistibles.
Jacques aussi gardait en mémoire ces nuits passionnées
où sa sexualité, conjuguée à celle de
son amie, le comblait d’un sentiment de puissance qui irradiait
sa vie.
« Je t’aime ! »: Martine entendit, ce jour-là,
ces mots si évidents venant de Jacques, comme une plainte,
un appel au secours. Elle y répondit comme elle le vivait
profondément, en le prenant dans ses bras avec toute la tendresse
qui les liait si fort. Mais elle se laissa aller et pleura.
Dans le cabinet du conseiller conjugal
Martine et Jacques, évoquèrent, avec les mots de
tous les jours, leur vie de couple, ses bonheurs, ses failles. Ils
constatèrent que le hasard avait bien arrangé les
choses en favorisant leur rencontre, car ils avaient fait le bon
choix. Ni l’un ni l’autre n’en doutait. Cette
émotion chargée de certitude passait bien à
travers leurs paroles. Et ils se montraient d’autant plus
désemparés devant cette chose imprévisible,
absurde: l’effilochement de leur désir sexuel.
Les regards qu’ils s’adressaient mutuellement étaient
aussi révélateurs; on pouvait y lire : « Avons-nous
frappé à la bonne porte en venant vous voir ? »
ou encore « Parler de ça, quelle idée ! »
Il y avait bien, en effet, de quoi douter de la démarche
; elle n’était pas banale. S’agissait-il d’une
maladie, d’une maladie de couple, qui nécessitait d’aller
exposer son cas devant un spécialiste ? L’adresse de
la consultation avait été donnée à Martine
par son gynécologue. Cela accentuait, aux yeux de Jacques,
l’aspect médical de ce rendez-vous.
La baisse de l’attrait sexuel, relèverait-elle d’une
thérapie, dans leur cas ? D’après quelles normes
? Il ne leur fut pas proposé de « traitement »,
mais seulement de venir parler régulièrement, une
fois par semaine, de leur inquiétude, afin d’essayer
d’y voir plus clair dans ce qui leur arrivait. Affronter le
problème de face, ensemble, avec une personne qui comprenait
leur désarroi, les rassura. Ils tentèrent donc l’expérience.
Le désir sexuel, qu’est-ce que c’est
?
Ainsi furent-ils confrontés à cette autre question:
qu’est-ce que le désir sexuel ? Jusque-là, tous
deux pensaient que l’envie de faire l’amour avec celle
ou celui qu’on aime allait de soi. Leurs élans l’un
vers l’autre avaient été si naturels, qu’ils
pensaient qu’une sexualité épanouie fonctionnait
comme un automatisme. Comme la faim. Cela ne se commandait pas.
En même temps, ils constataient avec amertume que leur faim
d’amour physique échappait à leur volonté.
Y avait-il un processus physiologique
à la source du désir ? Fallait-il chercher
la cause de leur souffrance
dans un mauvais fonctionnement de ce processus?
L’exemple de Martine et Jacques peut éclairer utilement
l’un des multiples aspects de la sexualité de l’homme
et de la femme. Ici, se pose la question du désir chez un
couple uni par un vaste réseau de sentiments où dominent
l’affection et le respect mutuel. Ce qui devient problématique,
c’est la part du corps dans ce jeu des interactions entre
deux personnes: interactions constitutives du couple humain.
Cela met bien en évidence la puissance et la fragilité
du désir humain, qui peut être irrésistible
pendant un temps, mais que quelque chose d’impalpable, subitement,
peut contrarier de manière durable.
L’histoire du désir
Car le désir a une histoire. Et le plus souvent, une histoire
cachée, qui échappe à la volonté: une
histoire sur laquelle l’individu n’a guère de
pouvoir, sauf s’il lui prend l’envie, un jour, d’aller
y regarder de plus près. C’est ce que tentèrent
Jacques et Martine.
Martine et Jacques ont-ils connu d’autres expériences
amoureuses avant de se rencontrer ? Si oui, comment s’étaient-elles
déroulées ? Y avait-il eu au cours de ces expériences
des sujets d’insatisfaction ? De quelle nature ?
Mais l’histoire du désir remonte plus haut encore
: à l’adolescence, au moment où le corps
atteint la maturité physiologique de l’adulte.
C’est alors l’aventure du premier amour, souvent du
premier contact sexuel, le début de la « génitalité
» : l’appétit sensuel se fixe alors sur ce pôle
que constituent les organes génitaux. Les circuits hormonaux
de la procréation sont en place; le désir a une trame
organique dont la finalité est l’acte sexuel. Il se
passe à ce moment-là des choses essentielles : les
émois amoureux se focaliseront sur tel ou tel modèle
d’homme et de femme; des empreintes affectives qui marqueront
plus ou moins consciemment.
Enfin, qui ignore, à ce jour, que le premier homme désiré
est le père, que la première femme désirée
est la mère? Et si l’on veut réellement connaître
le vrai visage du désir sexuel, c’est à sa racine
qu’il faut aller voir, fouiller un peu dans cette terre inépuisable
qu’est l’enfance, d’où montent les premiers
émois. Lors de ce tournant, se cristallisent également dans certains cas les choix homosexuels.
Le désir humain est avant tout
un phénomène affectif,
c’est-à-dire le fruit d’une histoire
qui ne ressemble à nulle autre.
A chacune, à chacun, son désir. Toute personne, de
ce point de vue, est unique. Or, le couple est précisément
le carrefour entre deux lignes de vie où se sont gravées
des empreintes anciennes.
Vers la sérénité
Au cours de leur thérapie, Martine et Jacques virent ainsi
s’éclairer des zones d’ombre. Ils s’acheminèrent
progressivement vers une autre étape de leur vie commune,
où leur sexualité de couple ne constituerait plus
un mystère. Ce fut comme un voyage à surprises, insolite,
avec des moments difficiles. Peu à peu, leurs corps purent
de nouveau communiquer. |