DE CARMEN A PENELOPE
UN SYMPTOME PARMI D’AUTRES : JALOUSIE
- Quand donc, Reine, disaient les rivaux
impatients, auras-tu achevé cet ouvrage ?
- Bientôt. J’y travaille tout le temps.
C’était vrai, mais ce que l’adroite reine n‘a
pas ajouté, c‘est que chaque nuit, patiemment, elle
défait ce qu’elle a fait le jour.
Cela dure depuis des mois et des années.
L’Odyssée
Son époux a disparu depuis si longtemps... Tous les témoins
abordant à Ithaque déclarent qu’Ulysse a succombé
aux plus terrifiants périls. Pourtant, Pénélope
continue de croire, imperturbablement. De nombreux prétendants
la courtisent, la pressent de renoncer à cet époux
fantôme, mais son cœur demeure insensible à toutes
ces sollicitations. L’amour pour Ulysse et la parole donnée
resteront sa nourriture unique, alors qu’elle pourrait si
légitimement (je veux dire “humainement”) douter,
voire renoncer à sa fidélité. A ce titre, nous
pouvons relire l’Odyssée comme le plus beau des poèmes
épiques sur la confiance au sein du couple.
De la jalousie à la destructivité
En réfléchissant à ce sujet “la perte
de confiance dans le couple”, une autre figure de femme m’apparut,
à l’autre pôle. Je pensai en effet à Carmen,
l’héroïne de la nouvelle de Mérimée,
comment elle se joue de Don José, et comment naissent entre
eux les tourments passionnels les plus torturants. Don José
raconte “... J’entendis encore des officiers qui lui
disaient bien des choses qui me faisaient monter le rouge à
la figure. Ce qu’elle répondait, je n’en savais
rien. C’est de ce jour-là, je pense, que je me mis
à l’aimer pour tout de bon ; car l’idée
me vint trois ou quatre fois d’entrer dans le patio, et de
donner de mon sabre dans le ventre à tous ces freluquets
qui lui contaient fleurette.”
Oui, à l’autre extrême, le couple Carmen /
Don José est marqué au sceau de la jalousie et plus
précisément d’une jalousie associée
à de la destructivité.
Alors, pourquoi certains couples cheminent-ils coûte que coûte
dans la confiance mutuelle, tels Pénélope et Ulysse
? Pourquoi d’autres couples sont-ils touchés par ce
virus du doute et de la pensée obsédante que l’autre
n’est pas fiable dans son engagement?
Dans le courant du mois de septembre 2003, j’eus à
m’occuper d’un couple dont l’histoire pourra peut-être
nous aider à démêler certains aspects de ces
mécanismes si complexes.
Quand l’imagination tourne à vide
Lui est un grand et bel homme, encore jeune. Elle, petite femme
toute bouclée, visage très expressif derrière
les lunettes. Un même malaise les réunit et aussi une
même attente.
Elle s’adresse à moi :
- Vous nous avez proposé de nous voir ensemble, mais je ne
sais ce qui peut sortir de ça. Mon mari se tient obstinément
éloigné de moi, et j’ai l’impression ici
d’être au tribunal.
Elle se tourne alors vers lui, d’un air interrogatif et inquiet.
Lui :
- Je ne sais plus où j’en suis, c’est vrai. Marianne
a pris des engagements récents vis-à-vis de moi pour
que nous tentions de redémarrer. Je ne sais pas si ce sera
possible.
Elle :
- Si mon mari ne fait pas des efforts vers moi je n’y arriverai
pas toute seule.
Elle pleure.
Je note leur malaise partagé, leur souffrance,
leur découragement, autant de signes du lien étroit
qui les unit encore. La peur de perdre ce bien précieux montre
au grand jour toute l’importance que l’un et l’autre
donnent à leur couple.
Et justement il enchaîne: “Ma femme a porté atteinte
à ce qu’il y avait de plus fort dans ma vie, la confiance
que je lui avais donnée. Dans mes pensées, il y a
maintenant en permanence une troisième personne entre nous.
Je veux bien croire que c‘est peut-être seulement dans
mon imagination. Et même si elle me rendait compte de son
emploi du temps minute par minute, le doute persisterait.”
Marianne baisse la tête, accablée. Parallèlement,
Etienne, si figé au début du rendez-vous, se détend
quelque peu. Pouvoir livrer ses pensées négatives
en présence de quelqu’un qui garantit le respect des
personnes, allège le poids des impressions négatives
qui l’encombrent depuis des semaines.
Marianne était d’abord venue consulter seule, me faisant
part d’un très lourd sentiment de découragement.
Son couple a bien fonctionné durant dix-huit ans : entente
satisfaisante, tant physique que psychologique. Parallèlement,
Etienne et Marianne sont deux parents comblés car, avec leurs
deux filles de 13 et 16 ans, ils ont su créer une cellule
familiale où chacun est gratifié de la place qui lui
revient. Mais que s’est-il donc passé pour que Marianne
éprouve le besoin, il y a un an, de se tourner vers un autre
homme? En quelques semaines, tout a basculé. Etienne a découvert
l’existence de cette liaison. Marianne, pour qui son mari
tient une place primordiale, a senti le sol se dérober sous
ses pas : elle a mis un terme définitif à cette relation
extra-conjugale, mais Etienne prend de plus en plus de distance
vis-à-vis d’elle.
C’est ce “mais...” qui va maintenant centrer notre
attention. Quelque chose ne va pas de soi :
l’histoire d’Etienne
et Marianne,
dans ce troisième temps, met au jour
ce fameux grain de sable de la jalousie qui dure,
alors que les motifs ont disparu.
L’incontournable désir d’amour
exclusif
Le cas d’Etienne et Marianne illustre une des caractéristiques
propres au phénomène de jalousie dans la vie d’un
couple : ce sentiment agit sur le lien conjugal comme un poison.
La relation, tout en n’étant pas rompue, devient source
de souffrance. En effet, elle est encore ressentie par l’un
et par l’autre comme vitale, indispensable, mais le conjoint,
si précieux, devient le support de pensées obsédantes
incontrôlables.
La jalousie fait partie intégrante de la psychologie humaine.
Le petit enfant éprouve ce sentiment très tôt.
La naissance du petit frère ou de la petite sœur aiguise
le désir d’avoir ses parents tout à soi. A l’école,
les relations de camaraderie fluctuent au gré de ce besoin
d’amour exclusif. Bien entendu, certains sont plus sensibles
que d’autres à la crainte de perdre ce rang de premier(e)
dans le cœur de l’autre. Lorsque l’enfant est rassuré
très tôt sur cette incontournable nécessité
d’avoir été aimé de façon exclusive,
il aura engrangé pour sa vie sentimentale future les provisions
vitales qui le garantiront, adulte, du besoin irrépressible de l’exigence
de preuves.
Lors de cette période inaugurale, certain(e)s auront à
subir au contraire des manques profonds. Plus tard, dans leur vie
de couple, ils deviendront des hommes et des femmes extrêmement
susceptibles à la tromperie, réelle ou imaginaire.
Ce seront alors des situations de jalousie morbide, maladive.
Etienne, en effet, avant qu’il ne vienne consulter avec sa
femme, était sur le point de basculer dans la jalousie pathologique.
J’ai reçu dernièrement Etienne et Marianne.
Le cadre rassurant de la consultation a permis d’expliciter
les motivations sous-jacentes de Marianne. Etienne a compris qu’elle
n’avait pas agi contre lui, mais dans un mouvement de doute
personnel en lien avec des questions sur sa féminité,
à un certain tournant de la vie. Les doutes d’Etienne
se sont considérablement allégés, et la jalousie
recule peu à peu.
Ainsi nous voyons que les différentes
modalités
de la jalousie constituent une vaste palette.
Il faut se méfier d’en avoir honte,
car nul n'est à l’abri de cette réalité
humaine.
Ulysse et Pénélope restent un modèle idéal,
peut-être un objectif de vie. Mais, comme toutes les vulnérabilités
humaines, la jalousie peut être abordée comme une potentialité
d’enrichissement si elle est reconnue, acceptée, objet
de paroles et de communication. |